Introduction
& Appendix - Background information and other notes for
this article.
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main players of PBP 1966'.
Photos below were not apart of original publication. (Click images for more information,
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44 heures
d'un marathon extraordinaire
par Maurice
Macaudière (l'un des vainqueurs de 1966)
À
quelques kilomètres de l'arrivée, avant d'atteindre
le but, je sens venir un terrible "coup de pompe".
Je me sens incapable d'appuyer sur les pédales. Les jambes
deviennent plus lourdes que du plomb.
Au pont de Sèvres, en dépit de
tous mes efforts, de toute ma volonté, c'est la défaillance
telle que je n'en ai jamais connue. En aucun temps je n'ai ressenti
quelque chose de plus terrible que ce qui m'arrive si près
de l'arrivée. Je ne sens plus moi-même, je suis
paralysé par la fatigue et le sommeil. Je pensais avoir
tout prévu, avoir pensé à tout.
Il n'y avait qu'une seule chose à laquelle
je n'avais pas songé: terminer mon premier P.B.P. si tristement
au pont de Sèvres. Voilà, c'est fini. J'aurais
espéré que ma première aventure de 1.200
kilomètres se clôturerait plus honorablement. Mais
le sport est plein de cruauté.
Les jours suivants, je me rends compte que
je visais quelque chose d'impossible à atteindre. Inexpérimenté,
je m'étais lancé dans une bataille trop gigantesque
pour moi. Très déçu, surtout moralement,
je jure que jamais plus je ne reprendrai le départ de
P.B.P.. Très déçu aussi par les à-côtés
de ce P.B.P. (sur lesquels je ne veux pas revenir), je promets
à ma femme de renoncer définitivement à
cette extraordinaire randonnée.
Tout cela, ce sont mes souvenirs de 1961...
Aujourd'hui,
le temps a fait son oeuvre. Les mauvais souvenirs de 1961 sont
estompés depuis longtemps. En cinq ans, je me suis perfectionné,
je me suis risqué dans toutes les grandes compétitions
cyclosportives où j'ai accepté de me " tirer
loyalement la bourre ". Je pense avoir servi, sinon la cause
idéaliste du cyclotourisme, au moins celle adoptée
par mon club depuis quelques années. Les épreuves
cyclosportives, activité importante de l'U.A.F. et du
C.T.L. sont nécessaires pour recruter les jeunes.
Et puis... et puis 1966 arrive. En début
d'année, je prends les décisions les plus contradictoires.
Ma participation à Paris-Brest-Paris est bien compromise.
Cependant l'arrivée du printemps me rappelle à
mes obligations. Je me pose des questions gênantes et précises.
Les premiers jours de mars sont déjà écoulés
lorsque je renie ma promesse de 1961 pour mettre fin à
mes hésitations.
Pris dans le tourbillon des compétitions
de cyclotourisme, séduit par le goût de la performance,
je ne peux résister à l'appel de P.B.P. Encouragé
par les nombreux amis parisiens et lyonnais, je prends finalement
la décision de préparer le grand départ
de septembre.
Pour éviter les erreurs de 1961, les
principaux membres de l'équipe Herse-U.A.F. sont réunis
au mois de mars chez le constructeur de Levallois. Des engagements
réciproques et formels ayant été pris, c'est
à l'issue de cette confrontation avec nos dirigeants que
j'annonce officiellement ma participation à Paris-Brest-Paris
1966.
Que de
chemin parcouru depuis 1961!
Nous aurions tant à dire sur ces cinq
années écoulées et sur cette dernière
année en particulier. Mais je dois conter l'histoire du
dernier P.B.P., mes impressions et mes souvenirs vécus
pendant 44 heures extraordinaires.
Le 6 septembre en début d'après-midi,
je débarque donc en gare de Paris-Lyon. Peu après,
je retrouve Rolland qui me paraît très à
l'aise, très décontracté, nullement impressionné
par la tâche qui l'attend. Puis nous nous rendons chez
notre constructeur. Dès notre arrivée, nous sommes
vraiment dans le bain, d'autant plus qu'avant le repas du soir,
il nous est confié la préparation de notre matériel.
7 septembre... 8 heures du matin... je me réveille.
Les yeux ouverts, je jette un coup d'il préliminaire
au dehors. La brume disparaît lentement. Le soleil dont
nous rêvions, pour ce jour, depuis des mois, dissipe mon
inquiétude. Avec Rolland nous bavardons longuement sans
impatience, assis sur notre lit, nullement anxieux de nous réveiller
ce 7 septembre au matin. Avant de nous lever tout à fait,
je dis à mon équipier:
" -Cette fois-ci mon cher Rolland, le grand jour est arrivé.
Nous ne devons pas oublier que ce jour " J " ne ressemble
à aucun autre. Il doit rester l'un de nos meilleurs souvenirs.
"
Nous nous mettons à table avec un très
bon appétit, soignant notre forme et notre moral. Nous
vivons quelques heures à inscrire minutieusement le ravitaillement
qu'il nous faut dans chaque contrôle. Papa Herse et Lyli,
très affairés par les préparatifs, sont
plus soucieux que nous.
Vers 15 heures, avant de partir, alors que
nous nous reposons j'ai une pensée pour tous ceux qui
m'ont fait confiance, pour mes amis parisiens et lyonnais. À
l'approche du départ, je ne suis plus sûr de moi.
Maintenant je sais ce qu'est le trac. La peur, puisqu'il faut
bien l'appeler par son nom, me gagne peu à peu. Une peur
envahissante qui finit par me crisper et ne me quittera pas jusqu'à
notre arrivée sur le lieu de départ.
Rolland s'apercevant de mon appréhension
s'approche de moi pour me dire : " -Je n'aurais jamais eu
la volonté et le moral pour préparer P.B.P. comme
tu l'as fait. Je suis prêt à me dévouer et
à t'aider jusqu'à la limite de mes forces. Tu peux
compter sur moi et me demander ce que tu voudras. "
C'est dans ces moments difficiles qu'on apprécie
pleinement combien il est réconfortant de se sentir soutenu
par de vrais amis.
Pendant le voyage en voiture jusqu'au lieu
de départ, je retrouve un peu mon calme mais je sens toujours
mes nerfs à fleur de peau. Le doute revient. Ce doute
sans lequel il n'y a pas de grandes performances. Au contrôle
je salue de nombreux cyclos.
Lors du rassemblement sur la ligne de départ,
je m'entends dire plusieurs fois : " -Maurice, tu vas gagner
et battre le record. "
Je touche du bois pour répondre : "
-Paris-Brest-Paris est une épreuve qui ne ressemble à
aucune autre. Aussi il ne faut pas dire cela. "
Je suis seulement certain d'une chose, c'est
que je donnerai le meilleur de moi-même dans cette course.
Je me battrai jusqu'à la limite de mes forces. Quant à
ma tactique, je verrai selon les concurrents et le déroulement
de l'épreuve. Mais le reste ne m'appartient déjà
plus. Celui qui gagnera sera le meilleur parce que Paris-Brest-Paris
est un brevet terrible, impartial, et intransigeant. Voilà
ce qu'il convient de dire pendant ces quelques minutes précédant
le départ.
À
16 heures précises, l'imposant peloton des randonneurs
prend la direction de Brest. L'aventure commence. Dès
les premiers kilomètres, l'allure est très rapide.
Je retrouve toute ma sérénité. D'ailleurs
peut-il en être autrement avec les équipiers qui
m'accompagnent. Un soleil radieux est au rendez-vous pour nous
gonfler le moral au beau fixe. La chance nous accompagne. Nous
avons tout pour réussir, à nous de saisir l'occasion.
Le tandem Martin, très prudent, se dégage
du peloton et reste en tête assez longtemps. Pour faire
une sélection indispensable, nous imposons un train sévère
dans les bosses. En haut de chaque côte, nous contre-attaquons
pour que les lâchés ne reviennent pas.
Dans les rampes de la Queue-les-Yvelines
mes équipiers sont admirables. Sous les coups de boutoir
de Robert et de Jean, le peloton explose littéralement.
Même pour tenir les roues, je suis à l'ouvrage.
Arrivé au sommet, je me retourne pour constater que tous
mes équipiers sont là.
Alors, avec Rolland, nous emmenons les rescapés
à toute allure pendant deux ou trois kilomètres.
Ensuite, ce sont Robert, Jean et Roger qui prennent des relais
très rapides. Je compte ceux qui sont avec nous. Parmi
les 21 cyclos qui composent ce groupe d'échappés,
il y a Triolet, Baumann, Veau, le Grenoblois Coche et deux ou
trois bretons qui ont l'air de rouler très fort. 5 Audax
sur 21: nous roulons sur le velours.
Tout de suite, je pense que ce doit être
le bon wagon. Aussi, il faut s'organiser sans tarder. À
chaque concurrent, je demande de mener son kilomètre à
tour de rôle, sans à-coup, en essayant de maintenir
une bonne allure pour ne pas être rejoints. En quelques
kilomètres l'entente est parfaite et bientôt il
règne une ambiance du tonnerre au sein de notre groupe.
À la sortie de Dreux, une voiture suiveuse nous renseigne
que l'écart avec nos poursuivants est de 12 minutes.
Le soleil qui décline dans la brume,
sur l'horizon, avec sa belle couleur rouge, annonce une nuit
fraîche, mais une nuit splendide. Nous avançons
vers Mortagne dans une allure record. Chacun s'applique dans
ses relais et personne ne rechigne à la besogne. La route
belle et large nous permet d'accélérer la cadence.
J'observe mes équipiers qui paraissent
très à l'aise. Rolland m'étonne agréablement
car je lui ai rarement connu un moral pareil et un coup de pédale
aussi souple. Roger m'inquiète un peu car il boit abondamment.
Quant à moi, je suis aux anges: je pédale facilement,
mes équipiers sont tous là en parfaite condition,
l'ambiance du peloton est excellente. N'ayant pas pu rouler beaucoup
dans les semaines précédant le départ, j'appréhendais
un peu ces 150 premiers kilomètres. Mais je suis comblé
au-delà de mes espérances. C'est le cur en
fête qu'avec le peloton, je file vers l'Ouest.
À dix kilomètres de Mortagne,
j'avertis mes compagnons d'échappée qu'il ne doit
pas y avoir d'affolement au contrôle. Nous nous arrêterons
dix minutes pour repartir ensemble. Il fait nuit quand nous descendons
de vélo. Les 30 km/h de moyenne prévus sont largement
dépassés. Au contrôle chacun se ravitaille,
s'habille pour la nuit, fait pointer sa feuille de route: tout
cela dans le calme.
Dix minutes
se sont écoulées. Je donne le signal du départ.
Baumann n'étant pas prêt, nous l'attendons quelques
instants. Voilà notre petit groupe reparti vers Pré-en-Pail.
Pendant les premiers kilomètres, ça cafouille un
peu pour retrouver le rythme régulier. Néanmoins,
chacun a tôt fait de reprendre sa place et, de nouveau,
nous pédalons rapidement vers Brest. Il fait une nuit
splendide comme je n'aurais jamais espéré. Parfois,
en contemplant la multitude d'étoiles qui veillent sur
nous, je me dis: cette fois-ci, Maurice, tu es bien dans le peloton
sur la route de P.B.P. Depuis longtemps que j'attendais ce jour,
depuis des mois que je préparais ma revanche, c'est une
joie pour moi en ce moment de pédaler sur la nationale
12.
Une température idéale, un vent
léger de trois-quarts arrière, sont des circonstances
particulièrement favorables à notre moyenne record.
Les fins de journée de septembre si belles qu'elles soient
ont des fraîcheurs soudaines. Aussi quand nous plongeons
dans les vallées, la brume nous annonce la prochaine venue
de l'automne.
Roger emmène le peloton dans Alençon
qui est traversé en trombe. À l'allure dont il
mène les relais, moulinant constamment sans pousser, je
remarque que Triolet a bien préparé son affaire.
Son excellente condition physique en fera mon adversaire le plus
sérieux. Je bavarde souvent quelques instants avec Rolland,
il ne me quitte pratiquement jamais. Renseignés par une
voiture officielle, nous apprenons que l'écart qui nous
sépare du deuxième peloton a considérablement
augmenté.
Nous traversons Pré-en-Pail avant d'arriver
au contrôle. Tout notre ravitaillement est parfaitement
préparé sur le capot de la 404. Lyli s'affaire
pour nous servir exactement ce que nous avions demandé.
Papa Herse fait le maximum pour vérifier nos machines
pendant que certains sont déjà marqués par
cette première étape de nuit.
Triolet assis vers sa voiture me semble très
bien. Jean me paraît nullement éprouvé. Robert,
les cheveux en bataille, tient admirablement le coup. Roger serait
moins frais, cependant, préparé comme je le sais,
il doit passer la nuit sans difficulté. Rolland accuse
un léger fléchissement mais avec sa classe et le
moral que je lui connais aujourd'hui il ne m'inquiète
nullement.
Arrêt plus court que le précédent.
Nos croquettes de riz et nos tartelettes ingurgitées,
nos poches remplies de ravitaillement, c'est le départ
vers Laval.
Triolet
prend immédiatement la direction des opérations.
Dans la longue côte qui se présente à l'instant
même sous nos pédales l'allure est très vive.
Ceux qui sont un peu fatigués s'accrochent dans les roues.
Je me porte à la hauteur de Triolet pour ralentir le train
et monter en souplesse. Mais André ne veut rien savoir,
il repasse en tête pour accélérer de plus
belle. Jusqu'en haut de cette longue côte, il ne laisse
à personne le soin de mener. Arrivé au sommet,
je compte les rescapés. Huit ont fait naufrage et, parmi
eux, Baumann. Je regrette beaucoup l'absence du " grand
Roger " car j'espérais bien l'emmener avec nous au
moins jusqu'à Rennes. Désormais, les relais sont
plus fréquents, pas de changement jusqu'à Laval.
La nuit est toujours aussi belle quoique très fraîche.
L'intensité de la circulation routière diminue
sérieusement, nous permettant de ne plus rouler sur la
bordure.
Nous atteignons Laval tous groupés.
Le potage chaud nous réconforte admirablement. Chacun
apprécie le ravitaillement qui lui est préparé
sur le capot de la 404, transformé en table de restaurant.
Je ne
sais si c'est l'effet de pénétrer dans le brouillard
à la sortie de Laval mais il me semble que nous sommes
beaucoup moins nerveux que lors des départs précédents.
Entre Laval et Vitré, Roger me précise que l'allure
très rapide depuis Paris va faire des ravages et selon
lui nous ne tiendrons pas le rythme pendant 1.200 km. Je lui
fais comprendre que pour battre le record et compenser les défaillances
inévitables sur le chemin du retour, tout ce qui est gagné
à l'aller est bien pris.
À la sortie de Vitré, je m'aperçois
que notre peloton s'endort littéralement. Nous roulons
certainement au-dessous de 25 km/h. J'en avise Triolet. Tous
deux, nous voici bientôt à cinquante, puis à
cent mètres devant les autres. Un ou deux kilomètres
plus loin, quatre ou cinq concurrents, puis le peloton tout entier
se regroupent derrière nous.
Rolland doit lutter contre le sommeil. Plusieurs
fois il croit apercevoir des gendarmes sur le bord de la route
alors que ce ne sont que des panneaux de signalisation.
À l'entrée de Rennes, nous sommes
toujours tous ensemble. Une voiture nous guide à travers
la ville. Nous empruntons les boulevards pour éviter le
centre et les nombreux feux rouges. Beaucoup de curieux pour
nous accueillir au contrôle où nous arrivons avec
une bonne demi-heure d'avance sur l'horaire le plus optimiste
que j'avais calculé.
Nous sommes mitraillés par les photographes
autour de la 404. Le capot contient avec peine tout notre ravitaillement.
Ici, comme à Brest, un casse-croûte copieux est
prévu. Déjà 350 kilomètres sous nos
roues. C'est encourageant de voir toute " l'écurie
Herse " manger de si bon appétit. Après avoir
avalé dans le minimum de temps, potage, riz, tartelettes,
compote, crudités, il faut songer à repartir. Finalement,
notre arrêt n'aura guère été plus
long que d'habitude.
L'estomac
repu, nous continuons notre progression vers l'Ouest. Les dernières
lumières de Rennes s'estompent derrière nous. Nous
sommes maintenant entrés complètement en Bretagne.
500 km, les plus sévères, à ingurgiter avant
de revenir ce soir à Rennes. Bientôt le jour va
se lever. Désormais, jusqu'à Brest, la N.12 ne
me surprendra plus puisque j'en connais tous les écueils
pour les avoir reconnus minutieusement cet été
pendant les vacances. Sur cette N.12 qui m'est devenue familière,
c'est Triolet le premier en action, comme d'habitude, prouvant
son excellente condition physique.
Nous traversons des nappes de brouillard très
épaisses. Je contrôle l'effectif du peloton qui
a diminué: Andreis et deux ou trois bretons ne sont pas
repartis de Rennes avec nous. Vers Montauban, les bosses deviennent
de plus en plus nombreuses. Dès que la route s'élève
ça fait mal à ceux qui commencent à s'accrocher.
Je constate que Roger n'est plus très à l'aise.
Robert fait la grimace, pourtant, il me paraît suivre sans
difficulté. Rolland a retrouvé tous ses moyens.
Jean ne me semble pas des mieux, son coup de pédale est
contracté, il commence à rouler les épaules
et surtout il n'enroule plus les petits braquets.
Avant Quédillac, quatre silhouettes
surgissent régulièrement en haut des côtes:
Triolet, Rolland, Robert et moi. Chaque fois, le peloton s'étire
longuement. En me retournant, je vois sortir les gars un à
un du brouillard et certains souffrent visiblement pour "
boucher les trous ".
Une longue descente en faux-plat sur une route
bitumée à neuf, je sais que nous approchons de
St-Jouan-de-l'Isle. En observant les visages et la pédalée
des randonneurs du peloton je suis soucieux parce que je prévois
qu'un drame va se jouer. Je ne sais pourquoi, mais j'ai l'intuition
profonde que bientôt ça va exploser. Dans le brouillard,
je devine qu'une sélection impitoyable est proche.
Virage serré à gauche sur un
pont qui enjambe la Rance, les premières maisons de St-Jouan,
voici Triolet qui arrive en tête, mains en bas du guidon
pour attaquer nerveusement la longue et dure côte qui traverse
tout le village. Rolland prend la roue de Triolet. Immédiatement,
j'en fais autant, suivi de Robert. L'allure est extrêmement
sévère. Je me mets en danseuse pour mieux respirer
l'air humide. Mon intuition ne m'avait pas trompé, dans
le jour qui se lève se joue actuellement P.B.P.
Tous les quatre, roues dans roues, nous atteignons
le sommet. Un coup d'il en arrière pour apercevoir
Veau à une trentaine de mètres. Le jour pointe.
Le brouillard s'est dissipé. Cependant le reste du peloton
est invisible. L'absence de Roger ne m'étonne pas trop
mais la disparition de Jean me surprend. Triolet s'apercevant
de la " lessive " se sent des ailes. Pour la première
fois depuis le départ, il enroule les grands braquets
continuant la bataille conduite tout exprès pour interdire
le retour des lâchés. L'écart se creuse irrémédiablement
sur la route très accidentée jusqu'à Broons.
Tant pis, il faut se faire une raison, savoir
accepter l'impitoyable cruauté du sport cycliste, sport
de l'effort absolu. Nous laissons nos équipiers lutter
contre leur destinée.
L'air vif du matin transforme Rolland. À
travers la lande bretonne, sur les 25 km qui nous séparent
de Lamballe, il retrouve son coup de pédale de "
super ".
" -Si je passe souvent en tête, me dit-il, c'est pour
me réveiller ".
La voiture du Télégramme nous
précède au contrôle qui voit arriver seulement
un peloton de cinq randonneurs dont trois Audax.
Comme pour les autres arrêts, nous restons
dehors. Malgré l'heure matinale, il y a quelques curieux
pour nous regarder débarbouiller avec une grosse éponge.
Ravitaillement bien préparé nous faisant perdre
le minimum de temps. Voici Roger et Jean qui arrivent alors qu'il
y a plus de cinq minutes que nous sommes là. Roger est
très excité. Bourrant leurs poches de ravitaillement,
ils repartent avec nous.
Dès
la sortie de Lamballe, la route s'élève encore.
Nous n'avons pas parcouru un kilomètre que Roger et Jean
sont de nouveau distancés. Nous les précédons
bientôt d'une centaine de mètres. Je demande à
Robert et à Rolland si nous devons les attendre. Mais
en ce matin du 8 septembre jugeant les conditions atmosphériques
idéales, nous décidons d'avancer le plus vite possible
avant que le vent se lève. Nous sommes en route vers le
record. Donc il faut se hâter.
Nous plongeons vers la baie de St-Brieuc. Lancés
dans une longue descente très rapide, nous pénétrons
à près de cinquante à l'heure dans Yffiniac.
La traversée très encombrée de cette petite
ville nous oblige de freiner régulièrement pour
remonter le versant nord du Val André.
En regardant vers la droite, nous avons une
très belle vue sur la baie de St-Brieuc et la découverte
de la mer surprend agréablement. Je fais remarquer à
mes équipiers que c'est le seul endroit où nous
apercevrons la Manche. En passant à Langueux, des contrôleurs
de P.B.P. nous encouragent et prennent des photos.
La N.12 transformée en autoroute, nous
empruntons la piste cyclable à l'approche de St-Brieuc.
C'est le moment que choisit Rolland pour percer de la roue avant.
Avec Robert, nous descendons immédiatement de vélo.
À tous trois, la réparation s'effectue en un temps
record. Triolet et Veau profitent de l'incident pour se ravitailler.
Nous repartons tous les cinq ayant perdu le
minimum de temps. Nous laissons sur notre droite la route de
St-Quay Portrieux (souvenir de mes vacances 1966) et nous pénétrons
dans St-Brieuc. Je conduis le peloton dans la traversée
de la ville. Dans les nombreux virages s'élevant vers
Trémusson, on se croirait en montagne plutôt qu'à
dix kilomètres de la mer. Le paysage tourmenté
rompt le charme de la Bretagne. Il semble que la nature veuille
éprouver notre vigueur avant le sévère effort
de l'étape suivante.
Notre constructeur avec Lyli Herse et Bulté
nous suivent en voiture pendant une dizaine de kilomètres
avant de foncer sur Guingamp. Au passage à Plouagat, Rolland
s'impatiente. Il lui tarde d'arriver au contrôle pour quitter
ses jambières. Nous accélérons l'allure
à la faveur d'un faux-plat pour atteindre le contrôle
toujours en avance sur l'horaire.
Nous nous restaurons sans précipitation,
tout en faisant un brin de toilette. Nous bavardons quelques
instants avec Mme Soulabail qui attend son mari et Jean Richard.
Notre patron nous presse de repartir le plus vite possible pour
ne pas trop perdre de temps.
Ravitaillés
et désaltérés, nous attaquons la plus coriace
étape de P.B.P. Immédiatement à la sortie
de la ville, la route enjambe la voie ferrée. J'observe,
en passant, vers une station-service, les drapeaux qui commencent
à s'agiter. Le vent semble souffler légèrement
du Nord. Je souhaite ardemment qu'il reste modéré
pour atténuer la chaleur et maintenir le beau temps.
Le profil tourmenté de la N.12 se fait
durement sentir sous nos pédales. Le paysage est jalonné
de nombreux plateaux recouverts de quelques belles forêts
et de nombreux boqueteaux. On traverse des petits villages, tous
bâtis autour d'un clocher roman. Les maisons de granit
aux toits pointus, en ardoise grise, s'intègrent parfaitement
au paysage charmant de la campagne bretonne. Les côtes
sont plus fréquentes, plus longues, plus dures.
Jusqu'à Louargat, notre petit groupe
progresse rapidement malgré les difficultés. Voici
la descente sur Belle-Isle-en-Terre, c'est bon de se laisser
glisser dans les virages. La route décrit un " S
" très accentué dans la traversée du
pays et tout de suite il faut passer le " 20 dents ".
Nous montons une vraie rampe, assez longue, très tortueuse
au début. Nous transpirons abondamment et Triolet doit
faire de gros efforts pour mater nos démarrages très
sévères.
Après Plounévez, c'est Rolland
qui s'en va. Personne ne réagit. Alors il tente crânement
sa chance. Voici la riante vallée sur Ponthou. Maintenant,
une nouvelle longue côte nous ramène vers Plouigneau.
Résignés, nous monterons et descendrons bien des
bosses. Nous rejoignons Rolland qui a jugé plus sage de
nous attendre, voyant que personne n'était décidé
à le suivre. Le vent violent, qui souffle de la mer, oblige
à nous abriter convenablement dans les roues. Nous atteignons
les 500 km puis c'est la longue descente sur Morlaix.
Au contrôle, nous remarquons quelques
coureurs venus en curieux. Ils sont étonnés et
admiratifs devant notre état de fraîcheur. La circulation
intense, dans cette étroite rue de Paris, bouscule un
peu notre arrêt. Nous mangeons avidement tout ce que Lyli
nous a préparé pour calmer notre appétit
très ouvert. Les bruits de la circulation, le trottoir
trop exigu dont nous disposons importunent notre ravitaillement.
Le pique-nique expédié rapidement,
nous nous faufilons au travers des voitures pour arriver au pied
de l'énorme et impressionnant viaduc de Morlaix. Après
une traversée laborieuse de la ville, nous grimpons vers
le plateau dominant la vallée encaissée au fond
de laquelle s'allonge l'estuaire du Dossen.
Nous
continuons de dévorer les kilomètres sans quitter
le 16 ou 18 dents. Le vent est tiède et le soleil radieux
illumine les nombreux boqueteaux, épars ça et là
au bord de la route. Pour moi, je suis heureux. Le ciel est bleu,
les nuages absents. Je me sais bien préparé, je
sais où je vais, je sais les nombreuses difficultés
qu'il nous faudra surmonter sur le chemin du retour. C'est pourquoi
je reste calme et confiant.
La route, maintenant très ombragée,
traverse des forêts peu importantes mais très belles.
Nous montons encore une côte, toujours comme d'habitude,
et nous apercevons St-Thégonnec, village très pittoresque
dont nous n'avons pas le temps de contempler les curiosités.
Nous obliquons sur la gauche et soudain le
" mur " de St-Thégonnec se dresse sous nos roues.
Bien que savoir ce que monter veut dire, nous sommes obligés
de négocier cette très rude côte sur le plateau
de montagne. Je passe le 22 dents, j'immobilise mes mains en
haut du guidon et j'essaie de me faire le moins mal possible
en prenant ma position de grimpeur. Bientôt tous mes compagnons
sont en danseuse, plus ou moins marqués par l'effort.
Rolland sue abondamment à la peine.
Jusqu'à Landivisiau, nous devons lutter
contre un vent très fort soufflant de droite. Nous adoptons
la formation en éventail pour trouver un abri efficace
dans les roues lorsque vient le moment d'être relayé.
Entre Landivisiau et Landerneau, nous roulons
dans la vallée de l'Elorn poussés par un vent favorable
qui nous permet d'accélérer notre rythme de croisière.
Pourtant, le soleil brûlant et midi qui approche ne facilitent
guère notre progression.
Traversée de Landerneau très
difficile à cause d'une intense circulation. Plusieurs
coups de klaxon dans la cohue des voitures nous rappellent le
danger permanent d'une route que nul motard, nulle voiture suiveuse,
nous ouvre. La N.12 passe sous la voie ferrée, nous longeons
une belle forêt qui borde la route, puis après un
virage une soudaine côte très sèche nous
fait dresser sur les pédales. C'est une bien pénible
réalité de savoir que nous approchons du bord de
la mer et qu'il faut encore négocier une succession de
nombreuses rampes.
Du sommet d'un plateau, je fais observer à
Rolland le haut de Brest qui se découvre, sur notre gauche,
dans le lointain. Aussitôt, il manifeste un accès
d'enthousiasme en prenant le commandement de notre petit groupe
pour l'emmener très rapidement jusqu'à Guipavas
en luttant de nouveau contre le vent. Plus que 8 km nous séparent
du virage fatidique. Rolland doit sentir " l'écurie
" parce qu'il ne laisse à personne le soin de mener.
Au pied de la longue et dernière côte qui conduit
en haut de Brest, je relaie Rolland tandis que la voiture de
Bulté nous ouvre la route jusqu'au contrôle.
Il est 12 h 28' et c'est enfin Brest, la mi-course.
600 km en moins de 20 h 30' que nous sommes partis de Paris.
Les badauds sont nombreux au restaurant de la Marine pour assister
à la signature de nos carnets de route. Ils considèrent
avec attention nos couverts, nos bidons, notre ravitaillement
disposés sur le capot de la " 404 cantine ".
Il fait une chaleur étouffante.
Par cette température qui atteint des
sommets vraiment élevés pour la saison, aucune
imprudence n'est permise pour nos provisions de bouche. Mais
nous pouvons être rassurés, Lyli veille scrupuleusement
à notre nourriture. Que de remerciements lui doit-on pour
nous avoir soignés pendant deux jours et deux longues
nuits. Je me réjouis de voir Robert dévorer de
si bon appétit.
Isolé, assis à l'ombre, j'aperçois
Triolet qui se confie aux journalistes qui veulent savoir si
nous soutiendrons jusqu'au bout ce train infernal. Quelques minutes
plus tard, notre ami Rolland nous revient débarbouillé,
changé et tout guilleret. Papa Herse est très occupé
par la vérification minutieuse de notre matériel.
Dix minutes de pause
j'embrasse Rolland
pour le remercier de son dévouement et nous reprenons
la direction de Morlaix.
Lorsque
enfin nous retrouvons la N.12 nous constatons que la traversée
de Brest nous a fait perdre un temps précieux à
changer plusieurs fois de direction. Je devrais être rassuré
en pensant que chaque coup de pédale me rapproche de Paris.
Mais je m'aperçois que l'absence de Rolland me cause un
grand vide. Ne plus l'avoir à mes côtés,
je dois faire un effort pour reprendre confiance en moi. J'ai
admiré depuis le départ son audace de s'être
lancé dans cette bataille gigantesque. Moi qui sais avec
quelles forces il s'est sacrifié pour nous, je reste confondu
de son dévouement. On risque de ne pas revoir de sitôt,
en effet, une pareille amitié forgée par le sport
sur la route de P.B.P. Amitié qui eût mérité
pour Rolland une fin plus triomphale. Mais pour lui l'aventure
s'est achevée à Brest en ce début d'un bel
après-midi de septembre. C'est pourquoi je ressens une
profonde déception. Robert et moi, nous nous souviendrons
de notre chevauchée avec Rolland, comme un des moments
les plus poignants que nous avons vécus sur cette longue
route de P.B.P.
Notre 404 double quelques kilomètres
avant Guipavas, quatre rescapés qui courbent le dos pour
lutter contre le vent. Le parcours très sévère
est un dur obstacle. Une fatigue générale endort
notre petit groupe. Plusieurs fois, j'essaie de relancer l'allure
mais en vain
personne n'a plus le moral pour faire des
efforts.
Heureusement stimulés par un violent
vent de face dans la descente très rapide sur Landerneau,
nous retrouvons nos esprits. La ville est traversée à
bonne allure malgré les embouteillages de la circulation.
À La Roche-Maurice, je roule en tête.
Soudain, le bruit d'une chute arrête mon effort: Robert
est étendu sur la route avec son vélo. Immédiatement,
je suis près de lui pour l'aider à se relever.
C'est un bonheur qu'une pédale faussée et un coude
égratigné soient les seules conséquences
de cet incident.
Désormais, nous ne sommes plus que trois
pour assurer les relais. Veau arrive à la limite de ses
forces. Une fois de plus, j'admire sa volonté de rester
dans nos roues. Nous dévalons le " mur " de
St-Thégonnec, très digeste dans cette direction.
Veau décroche dans la rampe qui traverse
le village. Mais avec son énergie habituelle, il rejoint
au moment où nous basculons sur la longue descente vers
Morlaix. Pour négocier les nombreux virages qui descendent
sur la ville du viaduc, je n'ai plus ma maîtrise habituelle.
J'accuse une légère défaillance, ma première
depuis Paris. Aussi, je me contente de rester dans les roues
jusqu'au contrôle.
En descendant de vélo, j'ai peine à
ouvrir les yeux. Quelques énergiques ablutions d'eau fraîche
sur le visage, une vigoureuse friction au gant de crin par Rolland
et me voilà prêt à ingurgiter notre ravitaillement,
minutieusement préparé par Lyli.
Conseil de guerre autour de la 404 pour étudier
notre plan d'action entre Morlaix et Guingamp. Nous estimons
que les dures rampes de Plounévez avant Belle-Isle-en-Terre
seraient les plus propices pour lancer une attaque payante. Avec
Robert, nous nous entraiderons de toutes nos forces. Mais si
l'action se déclenche dans une bosse, il doute de ses
moyens. Rolland ne partage pas notre décision. Il voit
la route encore très longue jusqu'à Paris. D'après
lui, si nous partons dans cette étape, nous allons nous
suicider.
Nous
quittons le contrôle, toutes ces suppositions bien embrouillées
dans notre tête. Pourtant, j'ai l'intuition que nous saurons
saisir l'occasion au bon moment. À deux contre un nous
devrions logiquement réussir. Triolet ne se fait aucune
illusion. Il devine très bien que nous allons l'attaquer
dans cette très dure portion du parcours.
D'ailleurs, plus je l'observe, plus l'anxiété
trahit ses pensées. Robert emmène toute la longue
côte pour sortir de Morlaix. Il me paraît en bien
meilleure condition qu'au départ de Brest. Triolet semble
nerveux et le rythme imposé par Demilly le fait souffrir.
Veau suit avec se plus en plus de difficultés. Cette fois-ci,
il arrive au bout de ses forces. Je m'attends à le voir
lâcher d'un moment à l'autre.
Sur la longue ligne droite jusqu'à Plouigneau,
rien ne nous protège du vent ¾ face. Robert se
sentant actuellement beaucoup plus à l'aise sur le plat
qu'en bosse, nous décidons de tenter une échappée
avant Plouigneau. Plus tôt nous attaquerons, plus l'effet
de surprise sera grand et à deux contre un, nous aurons
l'avantage.
Pour avoir effectué le parcours au mois
de juillet, dans des conditions atmosphériques analogues,
je sais que le vent sera particulièrement gênent
sur ce plateau. Ensuite, il soufflera moins fort. Passé
St-Brieuc, nous devrions même l'avoir favorable. Averti
de nos intentions, Veau nous souhaite de réussir. À
son grand regret, il affirme ne plus pouvoir nous aider.
En ce moment, Triolet emmène notre petit
groupe, mains en bas du guidon, courbant l'échine pour
donner le moins de prise possible au vent. Étant dans
la roue de Veau, je fais signe à mon équipier qui
se laisse décoller. Je serre mes cale-pieds et je change
de vitesse. De l'arrière, Robert lance sa grande mécanique.
Je me dresse sur les pédales pour prendre son sillage.
Je fais un effort si violent que mon cur semble éclater.
Quand Triolet réalise, sa situation
est déjà critique. Il lui faut changer de vitesse,
enrouler un grand braquet dans le vent, pour boucher le trou
qui augmente de seconde en seconde. Pour cela, il compte sur
la réaction de Veau. Mais jugeant que Serge ne peut plus
lui être d'aucun secours, il se lance seul à notre
poursuite.
Quelques secondes d'hésitation sur 44
heures, c'est peu. C'est même très peu. Pourtant
ce contretemps aura été fatal à André.
Lui, à la tenue irréprochable depuis le départ,
lui qui a si généreusement jeté ses forces
dans la bataille depuis Paris, lui qui depuis des mois se plie
à de sévères disciplines voit brusquement
ses espoirs anéantis. Je voudrais le consoler d'être
contraint de subir la loi du nombre. Il était seul. Nous
étions deux. Mais telle est la cruelle loi du sport qui
ne l'épargne pas. Loi que l'on doit savoir accepter quand
on s'engage dans P.B.P., épreuve à classement,
donc épreuve cyclosportive.
P.B.P. 1966 vient de se jouer définitivement
à 535 km de l'arrivée. Le temps passé, celui
de l'espérance pour certains, ne reviendra plus.
Deux Audax, nez dans le guidon, enroulent les
grosses mécaniques et prennent des relais très
courts pour avancer le plus rapidement possible. Je me retourne
pour juger l'écart, avant de disparaître dans la
descente sur Ponthou. N'apercevant rien derrière nous,
je rassure Robert en lui affirmant que nous ne reverrons plus
Triolet.
La longue côte qui remonte vers Plouégat
est franchie en douceur. Des motards, arrivant à notre
hauteur, nous demandent si nous sommes allés virer à
Brest. Ils nous souhaitent bonne chance avant de disparaître
en direction de Guingamp.
Presque rectiligne, la route progresse vers
l'Est vallonnée à outrance. À droite et
à gauche, fuit une ligne continue de collines. Les 55
km entre Morlaix et Guingamp dessinent intensément le
profil de la Bretagne. L'ondulation continuelle de la route à
travers les plateaux boisés donne une idée exacte
de la situation.
À mi-chemin de l'étape-reine,
quel n'est pas mon étonnement d'apercevoir à 150
m derrière nous, Triolet, torturant son vélo dans
un style heurté et rageur. La surprise de Robert est si
grande qu'il en oublie de pédaler. Plus une minute à
perdre
soucieux de ne pas être rejoints, nous nous
entraidons pour distancer rapidement notre rival. André
nous garde quelques minutes en point de mire et bientôt
nous disparaissons dans une succession de côtes et de descentes.
La route se cabre de plus belle devant nos
roues. Les terribles rampes de Plounévez escaladées,
Robert est pleinement satisfait de son " 40x22 ". Nous
traversons Belle-Isle-en-Terre, toujours appliqués à
creuser l'écart. Vers Louargat, nos suiveurs nous dépassent.
" -Bravo les gars, c'est bon, mais pas d'arrêt à
Guingamp ! ", crie Rolland au passage.
Malgré ces encouragements optimistes,
nous continuons notre effort. La sueur brûle nos yeux rougis
par la fatigue et le sommeil. Nous empruntons la déviation
des poids lourds pour pénétrer en ville afin d'éviter
les très mauvais pavés de la nationale.
À Guingamp, terme de cette pénible
étape, les plus dures difficultés sont finies.
Pendant que les commissaires tamponnent nos carnets, nos bidons
vides sont remplacés par des pleins. Nous restons en selle
sur nos montures, un pied appuyé sur le trottoir. Avant
d'avoir pu réclamer à boire, nous sommes propulsés
en avant par Papa Herse et Rolland. Sans avoir étanché
notre soif, c'est avec apathie que s'effectue le départ.
Notre premier travail consiste à vider le contenu de nos
musettes dans nos poches. L'alimentation liquide de nos bidons
est très difficile à avaler tellement nous avons
soif.
Et cette fois-ci, le vent nous pousse légèrement.
Robert ne quitte guère le 14 et le 16 dents. Je lui fais
observer son erreur de rester sur les grands braquets. Je lui
précise que pour réussir dans P.B.P. il faut avoir
constamment le souci de mouliner les petites mécaniques
le plus longtemps possible. Très docile, mon équipier
enroule en souplesse des développements moins importants.
Nous approchons de St-Brieuc.
Cette étape Guingamp-Lamballe est très
calme. Notre principal but, pour le moment, est de récupérer
notre effort pour affronter la deuxième nuit qui commence
à me hanter avec mes douloureux souvenirs de 1961.
Robert et moi, nous formons une parfaite équipe
de copains. Nous effectuons scrupuleusement notre besogne à
tour de rôle, cherchant constamment à économiser,
le plus possible, de fatigue à son compagnon. Et ce Paris-Brest-Paris
continue, avec sa route montueuse, tortueuse même aux environs
de St-Brieuc.
Maintenant, nous avons déjà parcouru
plus de 160 km sur le chemin du retour. Lamballe sera notre dernier
contrôle de jour avant demain vendredi qui couronnera peut-être
la plus belle victoire de deux amis.
De nombreux
curieux attendent notre arrivée à " La Tour
d'Argent ". Ils sont tous massés autour de la voiture
de notre constructeur. Ils assistent, ébahis, à
la parfaite synchronisation du travail des membres de notre équipe.
Papa Herse vérifie nos machines, huile nos chaînes
et nos dérailleurs, s'assure du bon fonctionnement de
tous les organes de transmission, regonfle nos pneumatiques.
Il s'applique à examiner soigneusement notre éclairage
par piles. Éclairage qui nous aura donné satisfaction
au cours de deux longues nuits. Nos vélos commencent à
être sérieusement encrassés de poussière
et de jus de
fruits. Néanmoins, ils restent en très bonne santé.
Assis côte à côte, sur la
même marche d'escalier, nous partageons avec Robert le
ravitaillement toujours préparé de façon
impeccable par notre soigneuse. Pendant que nous nous restaurons,
Lyli nous fait un brin de toilette tandis que Rolland met toute
son attention à nous masser et à nous enduire les
jambes d'embrocation.
Aux prises avec le contenu d'une grande boîte
de compote de pommes, Lyli doit me rappeler que Robert a droit,
lui aussi, à sa ration pour que je consente à calmer
mon appétit par des croquettes. Nous recevons les chaleureux
encouragements de Jean de Chalons et nous quittons Lamballe sous
les applaudissements des curieux venus assister à notre
arrêt-éclair.
Nous
revoici tous les deux, pédalant gaillardement dans le
jour qui finit. Robert m'étonne par son aisance. Le crépuscule
noie lentement la campagne. Je pense à cette deuxième
nuit qui sera très dure d'après mes souvenirs de
1961. Nous approchons de Broons. Laissant la ville sur notre
droite, nous branchons nos éclairages. Nous sommes début
septembre et le raccourcissement des jours est déjà
très important à cette époque.
Les dangers de la nuit vont s'ajouter à
la somme de nos efforts pour éprouver notre résistance
et notre moral. Nous hésitons à changer de braquet
dans la côte de Recouvrance: la pente s'accentue de plus
en plus et notre baisse de régime trahit notre effort.
Roulant à bonne allure dans la traversée
de St-Jouan, je me souviens de la sélection impitoyable
qui s'est produite ce matin au sein de notre peloton.
Avec le profil très capricieux de la
route, le fond de chaque cuvette est vraiment sombre. Plus le
trou noir dure longtemps, plus nous sommes aveuglés pour
escalader la montée par le flux grandissant des voitures
à l'approche de Rennes.
Dans cette étape de 80 km, la plus longue,
je m'inquiétais pour mon équipier. Je pensais voir
ses forces vives diminuer à la suite de ses efforts Morlaix-Guingamp.
Mais au fil des kilomètres, je commence à croire
que nous allons rallier Paris ensemble. J'en suis particulièrement
heureux.
Passé Saint-Gilles, voici dans le lointain
les premières lumières de Rennes. La nuit devient
plus fraîche. Aussi, nous forçons la cadence pour
nous réchauffer. Je fais des calculs mais mon esprit s'embrouille
avec les heures et les kilomètres. Soudain, nous entrons
dans la ville par la rue de St-Brieuc, étourdis par la
vive lumière des lampadaires et des enseignes au néon.
Arrivé à un carrefour, je suis
surpris de ne plus reconnaître ma route: mystère
et surprise de la nuit? Je consulte mes souvenirs mais ne me
rappelant pas la direction exacte à suivre, nous bifurquons
directement dans l'avenue du Mail, heureusement déserte
à cette heure car nous roulons en sens interdit. Nous
parvenons au contrôle alors que tout le monde guette notre
arrivée de l'autre côté de la place. C'est
pourquoi nous surprenons de très nombreux amis qui nous
attendent à Rennes.
Nous éprouvons un immense plaisir de
retrouver notre président. Son sourire, ses congratulations
témoignent sa joie de revoir ses cyclosportifs. Tous ceux
qui sont venus nous saluer nous apprennent que nous sommes sur
le chemin du record. Alors c'est bientôt la cohue autour
de nous. Chacun veut voir, désire reconnaître notre
état marqué par 850 km et près de 30 heures
de route, tente de s'informer si nous tiendrons le coup jusqu'à
Paris.
Rolland s'empresse pour me servir et savoir
ce dont j'ai besoin. Je lui demande seulement de me frictionner
les genoux au Dolpyc et de m'aider à m'habiller pour la
nuit. Robert souffre des reins. Il n'a pas eu, avant le départ,
la sage précaution de se coller des plasters sur les muscles
essentiels. Aussi Rolland lui applique une bonne friction au
gant de crin suivie d'un massage avec une pommade ad hoc.
Une fois de plus, nous apprécions le
copieux ravitaillement parfaitement préparé par
Lyli. Nous choisissons parmi toute cette excellente nourriture,
étalée sur le capot de la voiture, ce que nous
préférons. Pour en finir, au moment du départ
il ne restera rien, ni dans les assiettes, ni dans les écuelles,
ni dans les bidons. En quelques minutes, nous avons tout dévoré.
Les nombreux curieux, réunis autour
de nous, sont stupéfaits de remarquer la quantité
de nourriture que nous ingurgitons en si peu de temps. Quant
à nos suiveurs, ils se réjouissent de nous voir
manger de si bon appétit. Pouvoir encore avaler des aliments
solides après 850 km dans P.B.P. c'est presque un tour
de force. Papa Herse et Guitoune vérifient minutieusement
tous les rouages et l'éclairage de nos vélos. Maintenant
ça devient extrêmement sérieux parce que
le moindre incident mécanique serait fatal à notre
tentative de battre le record.
Au milieu
de tous ces copains venus nous encourager, c'est un bain de chaude
amitié, hélas trop court, qu'il nous faut quitter
pour poursuivre notre marathon. Quelques poignées de main
éclair, données au hasard, quelques secondes pour
saluer Mme Bossière et je suis Guitoune qui conduit mon
vélo pour traverser la place.
Au moment où nous allons reprendre la
route, notre président, très ému, nous dit
au revoir par ces simples mots: " -Allez, mes gars! "
Il m'embrasse pour me témoigner sa confiance
en notre réussite, puis c'est le départ dans la
deuxième nuit si redoutable et si redoutée.
Après les dernières maisons de
la ville, nous nous retrouvons seuls, Robert et moi, pour lutter
contre les dangers qui peuvent surgir d'un moment à l'autre,
avec l'insouciance des automobilistes qui ne mettent pas leurs
phares en code pour nous croiser.
La nuit est très belle et très
pure. Dans le silence, sous le scintillement des étoiles
qui veillent sur nous, je me souviendrai longtemps du deuxième
contrôle à Rennes où nous nous sommes forgés
un moral tout neuf dont nous avions grand besoin pour surmonter
nos coups de barre.
Ivres de kilomètres, nous quittons maintenant
la Bretagne, terre des légendes. Nous nous rappellerons
longtemps dans notre vie, avec Robert et Rolland, de cette randonnée
à travers les vallonnements armoricains. Pendant 500 km
de Rennes à Brest et de Brest à Rennes, sur la
N.12 choisie pour ses nombreuses difficultés, s'est profilée
une chaîne continue de côtes, coupée de faux-plats
très meurtriers. C'est là, sur ce parcours sévère
que le vent, venu de la mer, souffle sur la lande pour saper
le moral et détruire les volontés.
Les premières nappes de brouillard,
traversées à une vingtaine de kilomètres
de Rennes, interrompent ma rêverie. Entre Châteaubourg
et Vitré, nous croisons l'imposant peloton des Audax,
noyé dans les faisceaux lumineux des lampes torches. C'est
un spectacle inoubliable que cette féerie de lumières
tremblotantes au milieu de la nuit. Lancés en pleine vitesse
dans la brume qui s'accroche au fond de la vallée, nous
passons inaperçus de la foule des Audax. Seuls, quelques
attardés, rencontrés un peu plus loin, reconnaissent
nos lumières et demandent nos noms.
Après Vitré, nous nous trouvons
aux prises avec une série de côtes en ligne droite.
N'étant pas encore " cuits ", nous les escaladons
gaillardement et profitant de l'élan acquis dans la descente,
nos montures vont sans gémir et roulent sans défaut.
De temps à autre, me revient à
l'esprit, mon calvaire de 1961: depuis Rennes, les genoux raidis
par le froid et la pluie, j'étais arrivé à
Laval en proie à l'abandon. La route étire inexorablement
ses kilomètres mais le beau temps qui nous accompagne
depuis le départ fait des miracles.
Cependant, nous continuons de pester contre
les automobilistes complètement indifférents à
notre présence. À quelques kilomètres de
Laval, une voiture officielle pilotée par le commissaire
Détée se range derrière nous pour éclairer
la route.
Très peu de monde au contrôle
pour nous voir arriver à 0 h 55'. Rolland se montre un
parfait soigneur et chaque fois il est réconfortant d'apprécier
son dévouement. Lyli nous sert des potages et du thé
qui sont les bienvenus. 920 km de route commencent à nous
marquer sérieusement et nous ne sommes guère nerveux
pour repartir. Robert flotte dans les nuages et il faut le secouer
pour ne pas prolonger notre arrêt.
Nous
quittons Laval, les fesses abondamment graissées de Nestozyl,
pour disparaître à nouveau dans la nuit en direction
de Mayenne.
Sortis de la ville, nous obliquons vers le
Nord et le vent nous prend ¾ face. Dans le fond des vallées
un épais brouillard nous accueille. Nous respirons difficilement
l'air humide. Les coups de vent, très frais, nous font
apprécier nos chauds vêtements de laine. Robert
perd de sa vigueur et n'a plus le coup de reins opportun pour
attaquer les bosses. Pour éviter les crampes, nous grimpons
les côtes en souplesse, en moulinant nos petits braquets.
Plusieurs fois, en douceur, je relance l'allure pour essayer
de maintenir notre rythme de croisière.
La deuxième nuit devient très
dure et ce détestable pays du Maine se révèle
beaucoup plus accidenté, beaucoup plus bosselé
qu'il y a une trentaine d'heures. Nous sommes toujours à
changer de vitesse dés que la route s'élève,
même légèrement.
Ah! Ces dérailleurs, les avons-nous
torturés souvent. En obéissant des milliers de
fois à nos brusques manuvres, ces fins appareils,
véritables bijoux, ont démontré, si toutefois
besoin était, leur robustesse. Cette année, nous
bénéficions d'un nouveau modèle, encore
allégé, qui a prouvé sa grande capacité
et sa précision dans ce terrible marathon où le
matériel est à rude épreuve.
Nous avançons progressivement par relais.
Dans le voile obscur et mystérieux de la nuit, je m'aperçois
soudain que nous commençons gentiment à dormir.
Je crie très fort pour nous réveiller : "
-Tu dors, Bébert! "
" -Oh, je roupille un peu mais ça va! " me répond-il
en zigzagant.
Pour nous tenir éveillés, nous
roulons côte à côte, en nous engageant dans
d'invraisemblables conversations désordonnées et
sans but. Mais l'essentiel, c'est de parler pour tenir les yeux
ouverts.
La traversée de Mayenne vient rompre
un instant la monotonie de la nuit. Je pense que c'est l'obscurité
qui endort Robert parce que dès que la route est éclairée,
il tourne à plus de 30 km/h. La circulation routière
devient pratiquement nulle. Nous en profitons pour nous abriter
le plus possible du vent en roulant, tantôt à gauche,
tantôt à droite de la chaussée, suivant les
caprices des courants d'air.
Une longue côte aux nombreux virages
nous amène sur un plateau où rien n'arrête
le vent. Courbant l'échine, la tête dans les épaules,
les mains douloureusement crispées sur le guidon, nous
avançons avec peine comme des somnambules. Enfin voici
la descente qui conduit à Pré-en-Pail.
Lancés à 50 km/h dans St-Cyr,
nous nous arrêtons brusquement après un carrefour,
croyant être dans une mauvaise direction. Nous remontons
environ 300 m jusqu'au croisement, pestant contre cet événement
fâcheux. Nous avançant jusqu'au panneau indicateur,
nous constatons que nous étions bien dans le bon chemin.
Très rapidement nous dévalons
les quelques kilomètres qui nous séparent du contrôle.
Nos suiveurs s'impatientent à l'hôtel de Normandie.
Renseignés de notre arrivée immédiate par
la voiture officielle, ils s'inquiètent de notre retard
dû à notre arrêt imprévu à St-Cyr.
Nous
voilà dans Pré-en-Pail. Voici le contrôle
où notre ravitaillement est disposé sur un banc.
Pour la première fois nous ne pouvons pas résister
à la tentation de nous asseoir pour nous restaurer.
J'observe mon compagnon. Comme moi, il mange
parce qu'il le faut mais notre appétit féroce des
contrôles précédents a disparu. Jusqu'ici
Robert a très bien surmonté ses quelques passages
à vide mais, à présent, il porte le masque
de la souffrance: peau plaquée aux pommettes, il
triste bloqué par la fixité de la peur de ne pas
tenir jusqu'à Paris. Mon visage également doit
traduire la douleur physique de ce combat mémorable sur
les routes de Bretagne. Même les yeux de nos suiveurs,
rougis par deux longues nuits de veille, témoignent de
leur fatigue.
Rolland nous remonte le moral tandis que Lyli
nous réconforte par une toilette sommaire à l'eau
de Cologne. Quant à papa Herse, il s'affaire à
remplacer les batteries de nos éclairages.
Nous sommes si bien assis, que jamais, quelques
minutes de repos ne nous ont paru aussi brèves. Je dois
faire un effort pour enfourcher mon vélo. Ce court arrêt
a considérablement durci nos muscles. Robert doit être
aussi raide que moi parce que Rolland est obligé de lui
soulever sa jambe droite pour le remettre en selle.
Il faut repartir. Une descente nous éloigne
rapidement du contrôle. Derrière nous, les dernières
lumières de la ville disparaissent au moment où
nous basculons au creux d'une vallée. Et puis c'est fini.
De nouveau, nous nous enfonçons dans l'obscurité
de la nuit.
Départ laborieux pendant les premiers
kilomètres mais la route qui monte et remonte souvent
jusqu'à Alençon nous remet vite dans le bain. Pédalant
toujours côte à côte, nous causons continuellement
pour repousser le sommeil. Automatiquement, dès l'instant
que nous ne discutons plus, nous subissons une baisse de pression.
De longues nappes de brouillard épaisses
tapissent les bas-fonds. Par endroits, elles gênent considérablement
notre progression. En regardant la pédalée de Robert,
je devine qu'il possède encore des réserves pour
aller loin. Les automobilistes étant rares à cette
heure matinale, c'est dans le calme impressionnant de cette nuit
normande que nous avançons vers Paris en causant paisiblement.
Pas le moindre signe de vie à Alençon.
Nous traversons une agglomération complètement
endormie. Quand le vent devient gênant, nous progressons
par relais. Dans le faisceau lumineux de ma lampe torche, le
catadioptre du garde-boue arrière de Robert brille de
ses mille facettes et ses pieds montent alternativement serrés
aux pédales. À mon tour de mener. Je baisse le
nez pour apercevoir l'ombre de Robert à la hauteur de
mon pédalier.
Du côté de Le Mesle, l'aube blafarde
commence à poindre. Les heures qui vont suivre seront
très pénibles. Nous devons serrer les dents, nous
devons solliciter toute notre volonté pour aller jusqu'au
bout. Maintenant il faut absolument ne pas abandonner la lutte,
il faut rentrer tous les deux ensemble à Paris.
Comme nous, il faut avoir ressenti le froid
pénétrant du petit matin engourdir nos cuisses
douloureuses et nos reins meurtris, il faut avoir vu nos visages
décomposés, pour mesurer exactement l'effort considérable,
l'endurance et la ténacité que nous avons dû
déployer pour vaincre cette deuxième nuit si redoutable.
Les étoiles disparaissent lentement
une à une. Nous vivons, en ce vendredi 9 septembre, les
moments les plus difficiles de notre P.B.P. Mais notre victoire
a été acquise à l'aurore du plus grand jour
de notre carrière cyclosportive. Jusqu'à Mortagne,
nous acceptons de souffrir pour perdre le minimum de temps. En
arrivant dans la vieille cité percheronne, notre pari
de battre le record de 1061 est gagné.
La place de la République, déserte,
paraît encore plus grande que d'habitude pour accueillir
des randonneurs qui vont faire pointer leur 1.049ème kilomètre.
Nos suiveurs nous attendent avec une impatience fébrile.
Dès que nous sommes assis à la
terrasse du café-restaurant nos montures sont entre les
mains de papa Herse qui s'empresse de démonter nos lampes
torches et de réviser notre matériel. Pour nous
réveiller et effacer un peu les fatigues de la nuit, Lyli
nettoie à l'eau de Cologne nos visages tournant vers le
blême. Rolland emploie tout son pouvoir à nous servir
le plus rapidement possible tout ce dont nous avons besoin.
Je reprends
le départ de Mortagne avec une étrange sensation.
Celle d'avoir pratiquement atteint le but que je poursuivais
depuis longtemps. Ces quelques minutes de repos ont transformé
Robert. Je suis surpris de le retrouver aussi véloce.
Ceux qui ont douté de lui, douté de sa résistance
n'étaient que des détracteurs.
Un même désir obstiné de
communier dans l'effort renforce notre espérance de réussir
l'invraisemblable pari que nous avons soutenu avec nos soigneurs
au départ du dernier contrôle: boucler notre marathon
en 44 heures.
Nous progressons par relais très courts.
Les jambes de Robert montent et descendent et enroulent avec
souplesse. Les roues de nos machines tournent, tournent et mon
regard se noie dans la ronde des rayons. Les bornes kilométriques
se succèdent régulièrement en moins de 1'50''
avant de disparaître dans le brouillard.
Verneuil est traversé à bonne
allure. Un coup d'il à mon chrono, un regard sur
la pédalée de Robert m'assurent une évidence:
nous devons réussir. Décidément cette fin
de parcours n'aura pas déçu nos espérances.
Nous nous concentrons de toutes nos forces sur le but que nous
nous sommes assignés.
Mais plus nous avançons, plus je me
rends compte qu'au bout de ce marathon qui n'en finit pas, la
victoire ne peut être arrachée qu'au prix d'une
préparation faite de courage et de volonté.
Cette nuit sur la N.12, nous avons défié
le sommeil et la fatigue. Maintenant, sur cette route dressée
sous nos roues, nous nous rapprochons au plus vite de Paris.
Pourquoi ne pas le dire aussi, depuis le départ la chance
s'est montrée de notre côté pour nous ouvrir
la voie du succès.
Sortis de Tillières, brusquement une
côte sévère se dresse devant nous. Nous passons
le petit plateau pour diminuer le braquet et mouliner en poussant
le moins possible. Nous escaladons l'un à côté
de l'autre cette rampe brutale. Je grimpe en danseuse et je m'aperçois
que Robert n'est plus très à l'aise. Il sue abondamment
à la peine. Soudain, il est en équilibre; il se
ressaisit mais termine son ascension à une cadence devenue
très lente.
Ça y est, c'est le sommet, il essaie
de repartir, de relancer la grande mécanique mais le ressort
est cassé. Robert change brusquement d'allure comme si
son vélo devenait anormalement lourd, comme si l'on avait
attaché des poids à ses cuisses. Accroché
dans ma roue, il donne une belle leçon de courage.
Souvent, je l'encourage pour soulager sa souffrance
physique et morale. Dix kilomètres plus loin, il réussit
le miracle de se ressaisir complètement, réadoptant
une cadence normale. Sa classe lui a permis de limiter les dégâts
et j'en suis particulièrement heureux.
Dès lors, nous nous acheminons vers
Dreux sous le soleil qui commence à nous réchauffer
agréablement. Brusquement à quelques kilomètres
du dernier contrôle, une faim subite et violente me donne
des vertiges. Une vision aguiche constamment mon esprit: assis
confortablement devant une petite table garnie de croquettes
de riz et de boîtes de compote de pommes
Mais Robert
s'écarte, c'est mon tour de mener et l'image s'estompe
de mon esprit. De nouveau, je reviens à la réalité.
À Dreux, nous n'avions prévu
qu'un arrêt éclair: ôter nos vêtements
de nuit, échanger nos bidons et rien de plus. Pourtant
en arrivant au contrôle, je réclame immédiatement
à manger pour calmer ma fringale. Nos soigneurs sont un
peu affolés car rien n'a été prévu
pour nous restaurer.
Assis à même le trottoir, Robert
se désaltère avec une bouteille d'eau minérale
parce que lui n'a pas faim, mais vraiment soif. Pendant que j'essaie
d'avaler quelques croquettes, Lyli procède à notre
dernière toilette de P.B.P. et Rolland échauffe
les muscles de nos jambes durcis par les efforts.
Je m'efforce de bien mastiquer mes croquettes,
mais en vain. Après 41 heures de route je n'ai plus de
salive pour avaler quoi que ce soit. Alors, je mange deux ou
trois fruits et c'est l'ultime départ vers la capitale.
Nous sommes trois à reprendre la route, Lyli se joignant
à nous pour rentrer à Paris.
En enfourchant
mon vélo, je découvre subitement qu'il flotte.
Mon réflexe immédiat est de regarder mon pneumatique
arrière. Je vois que celui-ci est entièrement dégonflé.
Je fais signe à papa Herse qui effectue le changement
de roue dans un temps record aidé de Rolland.
Nous traversons Dreux à bride abattue,
Lyli toujours en troisième position, le règlement
lui interdisant une autre place. Et c'est déjà
la route de Paris.
Oh! Stupeur, je talonne de la roue arrière.
Je vois de nouveau mon boyau arrière se dégonfler:
celui-ci venait de crever à la sortie de Dreux. Je m'arrête.
Robert et Lyli en font autant. Contrarié par ces deux
crevaisons successives, je rejoins mon équipier lancé
en pleine vitesse dans la descente sur Cherisy.
Malheureusement, nous devons stopper notre
élan sur le pont qui enjambe l'Eure, à cause de
la circulation routière. Dans la côte, immédiatement
à la sorite du village, Robert cale. Son déhanchement
trahit sa difficulté. Dans son angoisse, il arrache sa
casquette et la jette sur la route. Plus loin, nous sommes prisonniers
d'un embouteillage monstre. Des travaux de réfection de
la chaussée en cours sur plusieurs kilomètres.
C'est à grand peine que nous nous faufilons au travers
des voitures.
Nous trouvons devant nous le plus terrible
ennemi qui pouvait encore gêner notre marche victorieuse:
le vent. Il s'est levé et souffle défavorablement.
Maintenant, il se fait fort et se déplace par violentes
rafales.
L'angoisse revient à Robert. Cette route
du succès semble être devenue un calvaire pour lui.
Pour le ménager, je lui ordonne de ne plus prendre les
relais et de s'abriter le plus possible derrière moi.
Alors j'entreprends et de ramener Robert et d'arriver avant midi.
Malgré la tâche ardue qui m'attend, j'ai confiance
de sauvegarder notre pari.
École d'un travail acharné de
plusieurs mois, école du courage et de la volonté,
école d'une préparation rationnelle, cette certitude
de réussir m'engage cette fois-ci à tout risquer.
Croyant l'arrivée très proche, je jette toutes
mes forces dans l'ultime étape Dreux-Paris.
Couché sur mon vélo, luttant
contre le vent, la sueur me brûlant les yeux, j'emmène
Robert à 40 km/h. Excès de prodigalité qui
connaîtra une fin tragique et aurait pu nous conduire à
la catastrophe
mais n'anticipons pas.
J'encourage souvent Robert de la voix et je
lui demande si ce n'est pas trop dur. Il fait un petit signe
de tête et, les yeux dans le vague, fixe obstinément
ma roue arrière. Jusqu'au Pontel, ce sera une chevauchée
extraordinaire d'intensité. Un regard à mon chrono
me confirme que nous ne pouvons pas ne pas réussir.
D'autant plus que Robert depuis quelques kilomètres
se reprend admirablement. Quelquefois il vient à ma hauteur
et le sourire qu'il m'adresse me rend confiance. Mais P.B.P.
est plein de " coups de Trafalgar " imprévus
et désastreux. Sans ces drames poignants P.B.P. ne serait
plus P.B.P.
Voici la rampe de Pontchartrain avec ses degrés
successifs. Soudain, en abordant la côte, je sens ma tête
se vider. Je ne sais plus très bien si je pédale.
Mais j'ai la certitude qu'en m'accrochant quelques kilomètres
la défaillance va disparaître.
Cependant ça va de plus en plus mal.
Robert vient à ma hauteur et nous grimpons côte
à côte. Je cause avec mon équipier, j'ai
encore la notion de cacher mon désarroi. À cent
mètres du sommet, la route semble basculer à mesure
que j'avance. C'est le trou noir
je descends de vélo.
Immédiatement, Rolland, Lyli, papa Herse
et tous les suiveurs se rassemblent autour de moi. Aspergé
à grands coups d'eau fraîche, je revois le jour.
Inconscient, j'arrive au sommet de Pontchartrain. Quand je rejoins
Robert, je l'entends qui demande à Lyli: " -Mais
qu'est-ce qu'il a Maurice, que se passe-t-il? "
Obsédé par la grande inquiétude
de m'effondrer comme en 1961 au pont de Sèvres, j'en oublie
de pédaler. Lyli, affolée, navigue continuellement
de la 404 vers nous. J'entends des: " -Allez, Maurice, allez
encore quelques kilomètres et c'est fini! "
Tous ces encouragements sonnent bizarrement
dans ma tête. Parmi ceux-ci, je perçois la voix
angoissée de Rolland. J'ai parfaitement conscience de
tout ce qui se passe. Mais la tête et les jambes complètement
vidées, je n'ai plus aucun sursaut de volonté.
Robert qui, une fois de plus, se ressaisit
admirablement réalise le drame qui se joue actuellement.
Arrivés vers les jardins de Versailles, je roule de moins
en moins vite. La route, en ligne droite, me semble interminable.
Ma belle et légère pédalée qui m'avait
laissé présager une fin plus triomphante est devenue
lourde, pesante, difficile.
Par une sorte de cruelle ironie du sort, je
roule cependant sur un tapis d'or, formé par les premières
feuilles arrachées à la forêt par l'automne.
Parfois, il me semble que je vais tomber. Mais ça repart.
Tant d'efforts pour en arriver là, plusieurs
années pendant lesquelles ma femme, s'effaçant
modestement, n'a cessé de m'encourager et de me soutenir.
Plusieurs années et tout allait être consommé
vers ce château de Versailles. Moment le plus dramatique,
le plus terrible qu'il me soit donné de vivre depuis que
j'ai embrassé le cyclosportisme.
Je ne suis pas seul avec mon désespoir.
Autour de moi, l'inquiétude envahit papa Herse, Lyli et
Rolland. Cette brusque défaillance si prés du but
est trop forte, trop imprévue. Je devine l'anxiété
de Rolland: Maurice va-t-il tout perdre? Cette course représente
trop de choses pour lui. Son tourment l'écrase. Tant de
dévouement, tant d'heures vécues si intensément
depuis deux jours, tant de souvenirs et tant d'amitié
le liant à moi, tout cela pèse lourd.
Il souffre trop du drame qui l'accable. Ses
nerfs craquent et je le vois qui pleure dans la voiture. N'y
tenant plus, il décroche son vélo pour venir rouler
à côté de moi. Sa présence me redonne
un sursaut d'énergie. Non!
à quelques kilomètres
de l'arrivée, il faut absolument que je me ressaisisse.
Lyli et Rolland doivent faire preuve de beaucoup
de sang-froid pour nous guider à travers l'intense circulation
de Paris. Nous ne connaissons plus ni feux rouges, ni feux verts.
Je ne me souviens plus très bien comment nous sommes parvenus
jusqu'à l'arrivée.
Miracle!
en apercevant la place St-Cloud,
je retrouve toutes mes facultés. Quel enchantement pour
moi, Robert me tient par le cou, je réalise que nous venons
de gagner P.B.P. Avec Robert, avec Rolland, nous nous embrassons
longuement pour sceller notre amitié issue de sensations
formidables et de souvenirs communs gravés à jamais
dans notre mémoire. Moment très bref mais un des
moments les plus émouvants de notre carrière cyclosportive.
Nous venons d'échouer de
21 minutes.
Mais l'essentiel est fait et bien fait.
Voyons maintenant
quels ont été les artisans de cette formidable
randonnée:
Guy Bossière
Il fut
le patron incontestable de notre équipe. Son ombre a plané
sur nous et sur moi en particulier pendant 1.200 km. C'est à
lui que revient le mérite d'avoir lancé dans cette
terrible aventure, pour le meilleur et pour le pire, trois Parisiens,
un Lyonnais et un Roannais.
C'est à lui encore que revient le mérite
d'avoir su créer au sein de notre équipe cette
remarquable amitié qui fut la clé de notre succès.
Qui aurait pensé qu'un jour, le meilleur
cyclosportif Lyonnais de ces dernières années vienne
jouer le rôle de " tireur " dévolu et
de se dévouer entièrement pour les Audax dans P.B.P.?
Tout cela c'est un tour de force signé Guitoune. D'ailleurs,
ma plus grande satisfaction, mon plus beau souvenir de ce P.B.P.
c'est d'avoir pu réaliser la promesse faite à notre
président lors de notre passage á Rennes: ramener
Robert à Paris et partager la victoire avec lui.
Mon cher Guitoune, toi qui te donnes à
tes fonctions de président comme à un sacerdoce,
toi la fourmi besogneuse et opiniâtre, nul ne sait, sauf
peut-être ta femme, le nombre d'heures que tu consacres
á notre société.
C'est pourquoi je souhaite que la victoire
de tes cyclosportifs t'apporte une grande joie et te paie (bien
modestement) de toutes les difficultés que tu dois surmonter,
de tous les soucis que tu as pour assurer la bonne marche de
notre Union.
Le grand président que tu es, à
tout point de vue, nous désirons le garder longtemps,
encore bien longtemps, à la tête des Audax.
Robert Demilly
On peut
dire que Robert a profondément étonné tous
les détracteurs qui doutaient de ses possibilités.
Moi qui connaissais et l'homme et ses qualités, sa victoire
ne m'a pas surpris.
Plusieurs fois au cours de notre marathon,
il a réussi à se ressaisir parfaitement alors que
ses forces paraissaient le trahir. Ses renversées étonnantes,
faits indéniables, prouvent la classe de Robert.
À La Celle St-Cloud, il faisait partie
de la suite des équipiers dévoués. Il prenait
le départ, ne sachant pas jusqu'où il pourrait
aller, ne connaissant pas très bien la limite de ses possibilités.
Mais la redoutable N.12 lui a fourni un terrain favorable pour
étaler celles-ci. Il a fait bonne mesure en établissant
un nouveau record.
Dans l'inquiétude, jusqu'au fatidique
virage de Brest, il sut vaincre admirablement son " trac
" pour être pleinement confiant et rassuré
au fur et à mesure de notre retour sur Paris.
Son autorité lui a fait avaler à
un rythme soutenu de 26,764 km/h (extraordinaire prouesse) les
1.200 km de P.B.P.
Pour l'avoir suivi pendant 44 heures, je puis
affirmer que ses qualités se sont épanouies heure
par heure. Jusqu'à maintenant, il avait été
un peu timide. Certains le jugeaient opportuniste mais aujourd'hui
il a accédé avec une impressionnante maturité
au rang de " super ".
Pour s'être battu supérieurement
pendant deux longues nuits de veille, il m'a conquis. Maintenant,
il est devenu chef de file des Audax. Mieux: il est reconnu comme
un randonneur de très grande classe.
Roger Soulabail
Notre
trésorier a brillamment représenté nos couleurs
dans P.B.P. 1966. il a réussi un bel exploit en améliorant
sa performance de 1961 de
20 h 47'.
Ses 50 h 13' réalisées cette
année sont la juste récompense de sa consciencieuse
préparation. Pour être fin prêt, le jour "
J ", il s'est imposé une discipline qui force l'admiration.
Jusqu'à Lamballe il fut un équipier très
précieux avec son expérience des grandes randonnées.
Pourtant, je crois que Roger aurait pu réaliser
une performance supérieure s'il n'avait été
saturé par l'impressionnante addition d'heures qu'il a
consacrées à sa préparation de P.B.P. C'est
pourquoi il n'était plus très sûr de lui
en arrivant au départ.
D'ailleurs, il ne pouvait même plus dissimuler,
devant l'importance de l'épreuve, son inquiétude
et ses tourments, comme certains, parce que son visage trahissait
la nervosité. Quoi qu'il en soit, il a été
un équipier admirable et nous avons beaucoup apprécié
ses qualités.
Si Roger arrive à trouver, même
passagèrement, cet état d'âme, cette décontraction
indispensable, cette tranquillité d'esprit avant les grands
départs, il peut continuer encore bien longtemps son honorable
carrière cyclosportive.
Jean Richard
Avec
ses dix neuf printemps, c'était le plus jeune de l'équipe
et aussi le benjamin des 173 partants. À l'arrivée,
il s'est classé à la 8ème place dans un
temps qui confirme son accession à l'échelon supérieur.
Il a su mener adroitement et
rationnellement sa préparation afin de prendre le départ
dans les meilleures conditions. Nous avons admiré sa volonté,
parfois un peu désordonnée, lorsqu'il connut des
" coups de barre ". Mais son énergie lui a toujours
permis de surmonter toutes les difficultés rencontrées.
Randonneur de très grande valeur, les
pronostics les plus optimistes lui sont permis pour 1971 s'il
sait mettre á profit toute l'expérience acquise
cette année.
Il devra surtout corriger son péché
mignon qui consiste à perdre un temps précieux
dans les contrôles et à toujours repartir dans les
derniers.
Jean est considéré, dans notre
petit monde cyclo, comme un charmant garçon, calme, correct,
autant qu'un sportif convaincu ayant á cur de mener
à bien ce qu'il entreprend.
Rolland Bailly
En ce
mois de septembre il aurait pu m'apporter ma plus grande joie
cyclosportive: revenir jusqu'à Paris et partager avec
nous la victoire et le record de P.B.P.
Merci Rolland!
Ce merci ne s'adresse pas au copain avec qui
l'on s'est entraidé bien des fois dans de nombreuses épreuves
et avec qui l'on est lié par une profonde amitié.
Non, ce merci vient du fond du cur. Il est plein de gratitude
et d'admiration.
Nous te sommes infiniment reconnaissants, cher
Rolland, de nous avoir hissés, de glorieuse manière,
vers ce nouveau record. Je sais les durs efforts que tu as déployés,
l'inlassable soigneur et le parfait soutien que tu as été
pour nous sur le chemin du retour, pour entretenir notre condition
physique et nous aider à surmonter les écueils
redoutables de la deuxième nuit.
Et comme pour te mettre une dernière
fois à l'épreuve, P.B.P. a placé sur ta
route cette dramatique dernière heure de Pontchartrain
à Paris. Pendant cette émouvante fin de parcours
alors qu'à chaque kilomètre je faiblissais davantage,
tu as su communiquer ton enthousiasme et ta foi pour me sortir
de l'ornière dans laquelle, sans toi, je me serais enlisé.
Après avoir rempli, à la perfection,
ton rôle de " tireur " dévolu pendant
600 km, tu es arrivé à Brest dans un état
de fraîcheur qui a surpris tes équipiers et les
suiveurs.
Mais au moment de repartir, doutant de tes
possibilités et sachant que je ne t'aurais pas abandonné
sur le chemin du retour, tu as préféré te
retirer plutôt que d'entraver tant soit peu notre marche
vers le record.
Quel magnifique exemple de dévouement!
Quelle magnifique leçon de modestie donnée à
beaucoup!
Cette gratitude que j'exprime, elle est partagée,
sois certain, par tous les Audax. Merci Rolland! d'avoir mis
ta classe avec un grand "C " au service de toute une
équipe. Tu sors grandi de ce P.B.P. 66 qui, je l'espère,
t'a laissé des souvenirs impérissables.
Maurice Macaudière
Ce qui
fait la force de ce randonneur, c'est l'extraordinaire conviction
qui l'anime et la certitude qu'il a de parvenir au but fixé
en dirigeant son entraînement et ses épreuves en
conséquence.
Souvent battu à l'arrivée chez
les cyclosportifs, ses défaites ont été
pour lui un moyen supplémentaire de progresser. État
d'esprit qui manque à beaucoup de cyclosportifs.
Au départ, il était persuadé,
au sein d'une équipe qui était un peu la sienne,
de pouvoir boucler les 1.200 km aux environs de 45 heures. Cet
avantage mental a su exploiter les circonstances extrêmement
favorables dans lesquelles s'est déroulé Paris-Brest-Paris.
Il est probable que Maurice n'a pas une classe
sportive supérieure mais il ne doute jamais de lui-même.
Il est
facile d'écrire, maintenant, que nous aurions mieux fait
de temporiser pour arriver plus sûrement au but, au lieu
d'être victimes de cette folle chevauchée, à
une allure forcenée, 40 km après Dreux.
Mais, obsédés par le désir
d'arriver à Paris avant midi, nous ne pouvions plus attendre.
Je suis moins sûr que beaucoup que nous ayons perdu notre
pari en accélérant l'allure au maximum dès
le départ de la dernière étape, malgré
un violent vent contraire. Pendant 40 km jusqu'au Pontel, nos
suiveurs ne virent plus que deux maillots U.A.F., maculés
de poussière, et trempés de sueur, qui après
1.122 km luttaient admirablement contre le chrono.
En parcourant les divers comptes-rendus de
P.B.P., on peut lire que notre victoire fur extrêmement
simple. Cette randonnée de 1.200 km à travers la
Normandie et la Bretagne apparaît d'une simplicité
enfantine.
Mais une fois encore, il ne faut pas se laisser
abuser par ce cas exceptionnel parce que, à la base de
TOUT, il y a une connaissance de soi infaillible, une extraordinaire
confiance de réussir et surtout un travail acharné
de plusieurs années de toute une équipe.
Un autre facteur essentiel de notre réussite
fut l'aide que nous a apporté la maison Herse tant au
point de vue matériel qu'au point de vue organisation.
Avant de terminer, je voudrais remercier tous
les amis, tous ceux, connus et inconnus qui nous ont permis de
réaliser notre performance de valeur. Que tous trouvent
ici l'expression de notre grande reconnaissance.
Le récit de ce Paris-Brest-Paris 1966
ne pourra jamais traduire le combat mémorable que nous
avons soutenu pendant 44 heures, ne pourra jamais exprimer, pour
ceux qui ne l'ont pas vécu, ce que notre randonnée
contint de courage physique et mental et d'angoisses, par conséquent
de grandeur.
Oui, de cette pure grandeur que seul le vrai
sport peut nous communiquer et nous faire apprécier.
© Copyright 1967,
Maurice Macaudière
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